La rue Nowy Świat fait partie de ce qu'on
appelle la Voie Royale. Celle-ci relie le château des rois de Pologne se trouvant
près de la Vieille Ville avec leurs résidences d'été qui, jusqu'au début du XX
siècle, se trouvaient à l'extérieur de la ville de Varsovie: Palais Casimire,
petit palais sur l’île au Parc de Łazienki et celui à Wilanów. La rue, sans
être négligée par les touristes, ne leur est connue que des fenêtres des
autocars, vu que le temps des visites est en général très limité. Je vous
invite donc à descendre des bus et faire une petite promenade à pied.
Nous commençons notre visite par... la fin. Si
les numéros des maisons débutent du côté de la Place Trzech Krzyży, pour les
habitants de Varsovie historique c'était déjà une banlieue ou plutôt une campagne
près de la ville avec rares bâtiments entourant les deux colonnes et la statue de Saint Népomucène
du XVIII que nous connaissons aussi de nos jours. Elles sont placées devant
l'église Saint Alexandre où se trouve le ciborium réalisé par Jan Norblin.
L'église qui, pendant la II Guerre mondiale, le 5 juin 1943, fut témoin d'un
évènement tragique provoqué par la nonchalance et un manque total d'imagination
d'un jeune couple de résistants polonais. En négligeant complétement les
principes de la vie clandestine et les ordres de leurs supérieurs, les jeunes
gens ont invité leur familles et amis à la cérémonie de leur mariage. La
Gestapo, elle aussi, n'a pas manqué à
« l'appel ». Plus de 90 personnes ont été arrêtées suite d'une
dénonciation, dont la plupart fut torturée et exécutée...
Dans sa partie sud, entre la Place Trzech Krzyży
et le Rond Point Charles de Gaulle, la rue
Nowy Świat a gardé certains vestiges de sa beauté. Le bâtiment au numéro
3 est le plus ancien exemple d'hôtel bourgeois de style fonctionnel des années
1930. Le rez-de-chaussé et les caves étaient occupés d'un restaurant chic
« Paradis » qui, après la guerre prit le nom de « Melodia »
et fut un de préférés de la nomenclature du parti communiste. Les apparatchiks
du Comité central du Parti Ouvrier unifié polonais n'avaient qu'à traverser la
rue qui séparait le restaurant de leur siège, construit entre 1948-1952, appelé
par les Polonais la « Maison Blanche » de la couleur de ses murs.
Après les changements politiques intervenues en Pologne en 1989, ce bâtiment,
un symbole de la tyrannie communiste est devenu un symbole de l'économie de
marché, changé en premier siège de la Bourse des Valeurs de Varsovie.
Après avoir passé le rond-point, ayant regardé
la copie du monument du Général de Gaulle que certains Varsoviens ont appelé
« le général dansant » (si on est un peu sceptique quant à la statue,
on aime bien la personne), et après être surpris par la vue d'un palmier
(artificiel), pénétrons dans la partie principale de la rue Nowy Świat, celle
qui a été presque complétement détruite en août et septembre 1944, pendant
l'Insurrection de Varsovie. Tous les hôtels que vous y allez admirer ne sont
donc que des reconstructions.
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Une carte postale de 1946 où on voit bien les ruines des hôtels de la rue Nowy Świat |
Le plus important investissement du début du XX
siècle fut caché des yeux du public dans la cour derrière le Palais
Kossakowski, au numéro 19. C'était un grand bâtiment qui abritait une patinoire
dont la longueur dépassait 50 mètres, accompagné d'un restaurant et d'un balcon
pour orchestre. Hélàs, cette entreprise n'était pas de longue durée car créée
sur des bases financières très faibles. Au bout de deux ans la patinoire fut
transformée en grand restaurant. Les restes de cet immeuble ont servi
dernièrement à l'aménagement des appartements de luxe, la Résidence Royale.
Dans les années 1930, du côté de la rue, au même numéro, il y avait une
« Parfumerie Française » de J. Turnemine.
Du côté paire cherchez le numéro 32. C'est ici, dans l'hôtel Bobiński,
qu'habitait, entre 1827 – 1837, le consul français Jacques Durand, occupant un
vaste appartement de 8 pièces. Ami des Polonais, en 1831, pendant
l'Insurrection de Novembre, il a mis à
la disposition du gouvernement polonais ses valises diplomatiques. C'est donc
grâce à lui que les autorités russe et prussienne n'avaient plus de moyens de
contrôler la correspondance gouvernementale polonaise et les Polonais
pouvaient négocier librement avec le
gouvernement français une aide à l'Insurrection. Hélas, les négociations n'ont abouti à rien.
Seule la population française nous a montré un soutien moral dont l'exemple fut
« La Varsovienne », un poème de Casimir de la Vigne qui, traduit vers
le polonais , est devenu notre quasi hymne national.
Il s'est levé, voici le jour sanglant ;
Qu'il soit pour nous le jour de délivrance !
Dans son essor, voyez notre aile blanc ?
les yeux fixés sur l'arc-en-ciel de France !
Au soleil de juillet dont l'éclat fut si beau,
Il a repris son vol, il fend les airs, il crie :
Pour ma noble Patrie
Liberté : ton soleil ou la nuit du tombeau !
Polonais, à la baïonnette !
C'est le cri par nous adopté,
Qu'en roulant le tambour répète !
Vive vive la liberté ! Vive vive la liberté ! (...)
Qu'il soit pour nous le jour de délivrance !
Dans son essor, voyez notre aile blanc ?
les yeux fixés sur l'arc-en-ciel de France !
Au soleil de juillet dont l'éclat fut si beau,
Il a repris son vol, il fend les airs, il crie :
Pour ma noble Patrie
Liberté : ton soleil ou la nuit du tombeau !
Polonais, à la baïonnette !
C'est le cri par nous adopté,
Qu'en roulant le tambour répète !
Vive vive la liberté ! Vive vive la liberté ! (...)
Si vous êtes fatigués, faisons halte dans le
café dont l'histoire remonte jusqu'en 1869, l'année où Antoni Blikle fonda sa première pâtisserie. Pendant
presque 150 ans, elle a su faire face non seulement à la concurrence des autres
pâtissiers mais aussi au régime communiste, régime qui après 1948 bannit toute
entité privée de l'industrie et restait hostile à toute activité privée dans le
commerce et dans les services. Le café était toujours très populaire parmi les
gens de culture: écrivains, acteurs, musiciens... Les étrangers passaient aussi
par là. On pouvait par exemple contempler les photos de Marcel Marceau ou de Lucien
Boyer accrochées aux murs. Jeune officier Charles de Gaulle y prenait régulièrement
le café accompagné des pączki. Dommage que le goût des glaces n'est plus
le même que dans mon enfance. Seuls pączki (les beignets) et makowiec
(le gâteau au pavot) ont gardé leur ancien caractère...
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Une photo des beignets trouvée sur Internet |
Cherchez ensuite le bâtiment au numéro 40. Au
début du XX siècle, il y avait ici le plus grand garage de Varsovie tenu par
l'entreprise « Centrale de Dion Bouton, Greyer & Co. ». Dans un
magasin voisin on pouvait aussi acheter des automobiles de la même enseigne,
très connus et aimés des Varsoviens. Et
de l'autre côté de la rue, au numéro 39, il y avait le plus grand magasin où on
commercialisait des marchandises russes
de haute gamme, notamment le caviar. L'hôtel appartenait à un des plus
riches commerçants de Varsovie, un Russe, Nicolas Szelekhov. Il possédait aussi
un autre hôtel, dans l'avenue Ujazdowskie, au numéro 17, où, dans les années
1920, le consulat de France avait son siège.
On peut lire dans les souvenirs écrits à la fin
du XIX siècle que les Polonaises portaient peu de faux bijoux. Il paraît que la
mode est venue à Varsovie dans la première décennie du XX siècle avec la
création, au numéro 45, d'un magasin qui offrait des imitations de diamants
sous l'enseigne Bargoin. À la même
époque on a commencé aussi à commercialiser les fausses perles Tecla de
production française.
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Photo empruntée au site www.warszawa39.pl |
À notre gauche – la rue Warecka dont le nom
vient de Warka, la ville natale du
colonel Kazimierz Pułaski, un des héros de la guerre d'indépendance des
États-Unis. Au carrefour de Warecka et Nowy Świat son père a fait construire un grand palais en
bois.
C'est quelque part ici, dans cette rue, qu'il y
avait un appartement occupé par le capitaine Charles de Gaulle qui, entre 1919
et 1920, faisait partie d'une mission militaire française commandée par le
général Veygand. C'est pourquoi le général de Gaulle a pu dire dans une
allocution télévisée, lors de son séjour officiel en Pologne en 1967: « Je salue ceux d'entre vous qui ont
vécu le temps lointain où j'avais été envoyé parmi eux dans ma jeunesse... »;
et cette inoubliable phrase finale que
je garde gravée au fond de mon coeur, prononcée par le Président en polonais:
« Wszystkim Polakom mówię z głębi serca: Dziękuję Wam! Żegnajcie! Niech
żyje Polska, nasz droga, szlachetna, waleczna Polska! ».
Le grand hôtel brunâtre au 67/69, appelé le
Palais Zamoyski, fut construit à l'endroit même où au XVII siècle s'élevait un
palais appartenant à Marie Anne de la Grange d'Arquien, la soeur de la reine de
Pologne, Marie Casimire, femme du roi vainqueur des Turcs près de Vienne en
1683. Au XIX siècle, il fut remplacé par un bâtiment dans lequel on offrait des
appartements à louer. En 1863, pendant l'Insurrection de Janvier, plusieurs
bombes ont été lancées d'une des fenêtres du bâtiment sur la voiture du général
Fiodor Berg, le représentant du tsar pour la Pologne. Berg est sorti intact de
cet attentat, mais en représailles tout l'hôtel a été mis à sac par les Cosaques.
Tous les meubles ont été jetés par les fenêtres, parmi lesquels le piano de
Frédéric Chopin. Le piano qui était dans l'appartement loué par Izabella Barcińska, une des soeurs du compositeur.
Cyprian Kamil Norwid, ami de Chopin, a décrit cette scène dans un poème traduit
vers le français par Joseph
Pérard :
(…)
Regarde !... De ruelle en ruelle
Les chevaux caucasiens se ruent.
Comme avant l’orage les hirondelles,
Bondissant devant les régiments
Par cent ― par cent ―
― L’édifice a pris feu, semble s’éteindre,
S’embrase encore ― et voici que contre le mur
Je vois des fronts de veuves en deuil
Poussés par des crosses ―
Et de nouveau je vois, tout aveuglé de fumée,
Que par les colonnes du balcon
Un meuble ressemblant à un cercueil
On hisse... il s’abat... il s’abat... Ton piano !
Les chevaux caucasiens se ruent.
Comme avant l’orage les hirondelles,
Bondissant devant les régiments
Par cent ― par cent ―
― L’édifice a pris feu, semble s’éteindre,
S’embrase encore ― et voici que contre le mur
Je vois des fronts de veuves en deuil
Poussés par des crosses ―
Et de nouveau je vois, tout aveuglé de fumée,
Que par les colonnes du balcon
Un meuble ressemblant à un cercueil
On hisse... il s’abat... il s’abat... Ton piano !
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Source: Wikipedia |